Textes sur différents sujets d'histoire

En complément de nos différents recueils accompagnant notre jeu-concours,  nous vous proposons ici une sélection de textes ou mini-recueils réalisés par le Comité Ti-Jo Mauvois sur différents sujets d'Histoire de la Martinique et de la Caraïbe.

Nous vous en souhaitons bonne lecture

  • Le cargo Capitaine Paul Lemerle

    Capitaine PAUL-LEMERLE « Pôvre merle »

    La traversée des bannis, « un départ de forçats »

    (Marseille 24 mars 1941- Martinique 20 avril 1941)

    « Il en était des bateaux comme des hommes, certains, pourtant brillants, se traînent une vie sans histoires, d’autres, d’apparence plus modestes, sont promis à un fabuleux destin. Il en est ainsi du cargo Capitaine PAUL-LEMERLE qui eut le douteux privilège d’accueillir à son bord quelques belles figures de l’intelligentsia européenne* » (*Daniel HILLION, longtemps journaliste à Ouest-France et au magazine le Marin, auteur de « Le Belem, cent ans d’aventure (1996) » est depuis très longtemps un spécialiste de l’histoire des paquebots.)

    Nous sommes alors le 24 mars 1941, le navire le Capitaine Paul-Lemerle abandonne le port de Marseille. A son bord, l’image de ce que PETAIN abhorre : des immigrés de l’Est, des républicains espagnols en exil, beaucoup de juifs, quelques apatrides, des artistes décadents, des savants et des familles bourgeoises, une joyeuse troupe cosmopolite et des hommes d’affaires. A bord, plus de deux cents réfugiés (plus de trois cents selon certaines sources)

    Quelques personnages embarqués, sur le cargo Paul LEMERLE, hauts en couleurs semblables à des figures de proue. Autant de trajectoires mythiques se rejoignant « l’instant d’un péril » Adrien BOSC. (Capitaine ; édition Stock)

    Malgré ces conditions de vie difficiles, les intellectuels se retrouvent sur le pont pour des conversations, notamment politiques, et même, à l’initiative de BRETON, pour des jeux surréalistes. C’est à bord que BRETON et SERGE font la connaissance de LEVI-STAUSS.

    André BRETON, qui réside à Marseille, est un « anarchiste dangereux » du moins est-ce sous cette qualification qu’il a été brièvement incarcéré en décembre 1940. Il est temps de quitter la France. Il embarque avec sa femme et sa fille Aube sur le Capitaine Paul-LEMERLE à destination de la Martinique.

    Claude LEVI-STRAUSS n’est ni anarchiste, ni dangereux ; il est juif. Après avoir assuré la rentrée scolaire de 1940 au lycée de Montpellier, les lois raciales entraînent sa révocation. Il est invité à enseigner à New York, il faut encore parvenir à traverser l’Atlantique. « Pour ne pas se sentir déjà gibier de camp de concentration » (Tristes tropiques), LEVI STRAUSS embarque.

    Victor SERGE de son vrai nom Viktor LVOVITCH KIBALTCHITCH, anarchiste belge, ayant adhéré au parti communiste russe en 1919, Victor SERGE fut constamment inquiété, persécuté, contraint de fuir la police stalinienne et le fanatisme nazi. En mars 1941, il embarque sur le Capitaine Paul LEMERLE, laissant la France pour son dernier exil : le Mexique, seul pays acceptant de l’accueillir. Victor SERGE, qui est aussi un écrivain libertaire, parlait de ce bateau comme d’un « camp de concentration flottant ».

    Wifredo LAM, peintre, quitte l’Espagne en mai 1938 pour Paris où il s’installe en juin 1940. Ce séjour est d’une importance capitale. Il est accueilli par PICASSO qui sera pour lui un « incitateur à la liberté ». Après la défaite de la France en juin 1940, il quitte Paris et rejoint Marseille où sont réfugiés des intellectuels et des artistes hostiles au nazisme dont quelques surréalistes regroupés autour de BRETON « J’ai eu des contacts très profonds avec les surréalistes […] un grand combat pour la création … » Avec une première escale à la Martinique (avril-mai 1941) à Fort-de-France, grâce à BRETON, il découvre la revue « Tropiques » et rencontre ses fondateurs Suzanne CESAIRE et Aimé CESAIRE. Entre le peintre cubain et le jeune poète martiniquais, c’est le début d’une grande amitié. Wifredo LAM se sent proche du combat mené contre l’injustice et le despotisme colonial par Aimé CESAIRE, Léopold SEDAR SENGHOR et Léon-Gontran DAMAS.

    Germaine KRULL, photographe allemande, relate la traversée et le séjour dans l’ancienne léproserie du Lazaret aux Trois-Ilets dans son autobiographie, publiée à la faveur d’une rétrospective de son travail au musée du Jeu de paume en 2015 (La vie mène la danse). Le livre n’est pas illustré, mais ses photographies sont conservées au musée Folkwang d’Essen.

    Jacques REMY de son vrai nom Raymond ASSAYAS, de confession juive, jeune cinéaste, futur scénariste et dialoguiste du cinéma français. Il se réfugie sur le Paul LEMERLE et, après une escale au Lazaret à la Martinique, regagne l’Amérique du sud.

    Anna SEGHERS, Après la prise de pouvoir par les nazis, Anna SEGHERS est arrêtée par la Gestapo puis relâchée, ses livres sont interdits en Allemagne puis brûlés. Peu après, elle fuit en Suisse et de là, rejoint Paris. Anna SEGHERS réussit à fuir avec ses deux enfants du Paris occupé vers la zone sud. A Marseille, elle se préoccupe de la libération de son mari et des possibilités de fuir à l’étranger. En mars 1941, Anna SEGHERS et sa famille réussissent à s’embarquer sur le Paul LEMERLE et à rallier Mexico via la Martinique.

    Le voyage et l’escale forcée en Martinique : l’échec du dépaysement. La Martinique, antan Wobè, c’est Vichy et un camp d’internement : le Lazaret, pour ces fuyards.

    C’est un « départ de forçats » sous l’œil de gardes mobiles armés et casqués. Le navire est surchargé – « Une boite de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot », dira Victor SERGE, qui est à bord. La plupart des passagers sont entassés dans les cales. Un mois de voyage, donc, dans des conditions de vie désastreuses, notamment en ce qui concerne le couchage, l’hygiène et la nourriture. LEVI-STRAUSS repère BRETON, qu’il n’a jamais rencontré ; « fort mal à l’aise sur cette galère, il déambulait de long en large sur les rares espaces vides du pont ; vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu. »

    La vision du paysage martiniquais constitue pour les passagers un espoir de dépaysement, ils sont vite déçus : à leur arrivée, c’est à nouveau l’enfermement et la police de Vichy qui les attendent. « Une soldatesque en proie à une forme collective de dérèglement cérébral ». (Tristes Tropiques) Claude LEVI-STRAUSS. Ils sont presque tous internés au camp Lazaret, sur une presqu’île isolée de la ville. Victor SERGE, dans ses « Mémoires » commente : « Et nous trouvons là un camp de concentration de plus… » Seules trois personnes y échappent, dont LEVI-STRAUSS, qui parvient à sauver sa malle remplie de documents d’expédition et embarque, quelque temps plus tard, pour Porto-Rico sur un bananier suédois. Les conditions de vie au camp ne sont pas meilleures que sur le bateau. André BRETON dans son ouvrage (Martinique charmeuse de serpents) qui « Tien[t] pour insensé de s[e] voir prisonnier en terre française », écrit ainsi : « l’installation que nous trouvons pour dormir est à faire regretter celle du bateau ». L’autorité militaire délivre à certains des « permissions » pour se rendre en ville pour démarches, sous étroite surveillance. Au bout de cinq jours, Breton en obtient une de quelques heures. Mais son contact avec les autorités policières ne fait que le renvoyer en France qu’il cherche à quitter « Etrange police en vérité, encore française, à en croire son uniforme, mais si imparfaitement telle qu’on se figure en général la police allemande. Cette carrure, cette démarche, ce verbe cassant, ces sous-entendus commentés d’un rire jaune […] Le dépaysement échoue : le voyage ne fait que reproduire les structures oppressives auxquelles les voyageurs tentent d’échapper.

    Conclusion : petite histoire, mais qui débouche sur la grande se colore d’elle et parfois l’éclaire d’une lumière cruelle* (*Daniel BENEDICTE. La filière marseillaise, Des itinéraires tortueux)

    Sources :

    André BRETON, Martinique, charmeuse de serpents Paris, J.-J. Pauvert 1972

    Claude LEVI-STAUSS, Tristes Tropiques [1955], Paris, Plon, 1993

    Victor SERGE, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Paris, Robert Laffont, 2001

    Daniel BENEDICTE, LA FILIERE MARSEILLAISE. Un chemin vers la liberté sous l’occupation ClancierGuenaud 1988

    Adrien BOSC, Capitaine, Paris, Stock, 2018

    Adrien BOSC, Olivier ASSAYAS, Un voyage Marseille-Rio 1941 Textes et Photographies de Germaine KRULL et Jacques REMY, Paris, Stock, 2019

    Florence COLOMBANI, Que faisait au printemps 1941, la photographe Germaine KRULL à bord du bateau avec Claude LEVI-STRAUSS, André BRETON et Jacques REMY ? RENCONTRES DE LA PHOTOGRAPHIE D’ARLES – LA TRAVERSEE FANTASTIQUE. Le Point Culture 2019